jeudi 10 décembre 2009

Jeanne

Elle est partie dans le soir qui était si beau, avec ses cheveux, ses yeux et tout ce qui m'appartenait, et aussi mon coeur. On ne la voit plus nulle part, elle n'existe plus. Le vent ne la sent plus, mais il souffle encore, le soleil ne la voit plus, mais il éclaire encore, elle s'appelait Jeanne, elle n'est plus là, et je ne peux pas la rattraper, elle n'a plus de pieds. Je marche, je vois les arbres, le soleil et l'herbe, des gens aussi. Mais déjà son visage disparaît en devenant plus parfait. Il se confond avec les nuages, le vent et le soleil. Les nuages l'enveloppent, le vent l'emporte et la lumière brille au travers.
Jean de la chance
Bertolt Brecht

mardi 8 décembre 2009

La scène du fiacre/1

C'était par un beau matin d'été. Des argenteries reluisaient aux boutiques des orfèvres, et la lumière qui arrivait obliquement sur la cathédrale posait des miroitements à la cassure des pierres grises ; une compagnie d'oiseaux tourbillonnaient dans le ciel bleu, autour des clochetons à trèfles ; la place, retentissante de cris, sentait les fleurs qui bordaient son pavé, roses, jasmins, oeillets, narcisses et tubéreuses, espacés inégalement par des verdures humides, de l'herbe-au-chat et du mouron pour les oiseaux ; la fontaine, au milieu, gargouillait, et, sous de larges parapluies, parmi des cantaloups s'étageant en pyramides, des marchandes, nu-tête, tournaient dans du papier des bouquets de violettes.

Le jeune homme en prit un. C'était la première fois qu'il achetait des fleurs pour une femme ; et sa poitrine, en les respirant, se gonfla d'orgueil, comme si cet hommage qu'il destinait à une autre se fût retourné vers lui.

Cependant il avait peur d'être aperçu, il entra résolument dans l'église.

Le suisse, alors, se tenait sur le seuil, au milieu du portail à gauche, au-dessous de la Marianne dansant, plumet en tête, rapière au mollet, canne au poing, plus majestueux qu'un cardinal et reluisant comme un saint ciboire.

Il s'avança vers Léon, et, avec ce sourire de bénignité pateline que prennent les ecclésiastiques lorsqu'ils interrogent les enfants :

- Monsieur, sans doute, n'est pas d'ici ? Monsieur désire voir les curiosités de l'église ?

- Non, dit l'autre.

Et il fit d'abord le tour des bas-côtés. Puis il vint regarder sur la place. Emma n'arrivait pas. Il remonta jusqu'au choeur.

Gustave Flaubert

Emma Bovary

dimanche 6 décembre 2009

La madeleine de Proust

Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit. Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé, les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j'avais revu jusque là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la Place où on m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

La madeleine de Proust

Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opère l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse : ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie ? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle ? Que signifiait-elle ? Où l'appréhender ? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui, mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de trouver la vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit se sent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu, qui n'apportait aucune preuve logique, mais l'évidence de sa félicité, de sa réalité devant laquelle les autres s'évanouissaient. Je veux essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois la sensation qui s'enfuit. Et, pour que rien ne brise l'élan dont il va tâcher de la ressaisir, j'écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j'abrite mes oreilles et mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s'élever, quelque chose qu'on aurait désancré, à une grande profondeur; je ne sais ce que c'est, mais cela monte lentement ; j'éprouve la résistance et j'entends la rumeur des distances traversées. Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l'image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu'à moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois le reflet neutre où se confond l'insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peux distinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m'apprendre de quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s'agit. Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s'il remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile, de toute oeuvre importante, m'a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes ennuis d'aujourd'hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher sans peine. Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé, les formes - et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot - s'étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon, donnant sur le jardin, qu'on avait construit pour mes parents sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j'avais revu jusque là) ; et avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la Place où on m'envoyait avant déjeuner, les rues où j'allais faire des courses, les chemins qu'on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu où les Japonais s'amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s'étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

samedi 5 décembre 2009

Le cri d'amour muet

Je l'ai écrit tous les jours, partout, avec les mots de tête qui résonnent sans échos, les mots du cœur, suaves nausées au goût de l'amour, les mots du corps, douleurs abdominales. Je l'ai écrit entre l'éveil et le sommeil,quand il ne me restait que des mots lucioles pour éclairer mes nuits.
Je l'ai aimé de loin, en douce. Comme in innocent larcin, je lui ai volé des instants de bonheur dont il ne se doute même pas. Je l'ai écrit dans mon cœur et c'est dans mon cœur que je lui ai dit que je l'aimais. Malheureusement, aucun mot ne lui arrivera,aucun cri ne lui parviendra, il restera en moi, le long texte;jamais lu, jamais récité, jamais appris, juste rêvé. Il m'étouffera, le cri d'amour muet.
Wahiba Khiari
Nos silences

mercredi 2 décembre 2009

Les thés dansants

Mais ce temps -là était révolu. Depuis la fin de la guerre, elle en avait vu disparaître de ces endroits voués à la danse et aux rencontres de hasard! Moins de dix subsistaient. Pour combien de temps encore? Ces endroits auraient dû être préservés, déclarés d'utilité publique.

Ils étaient nécessaires aux riches comme aux pauvres,aux jeunes comme aux vieux ,aux hommes comme aux femmes ,à ceux qui n'en avaient pas assez, à ceux qui ne venaient que pour danser et à ceux qui ne venaient que pour draguer. Ils étaient le refuge de tous les solitaires, en mal de rencontre, ne fût-ce que le temps d'une danse. Le militaire y venait en goguette, la petite bonne y cherchait un amoureux, le retraité un peu de verdeur, le provencial l'air de Paris ,la dame d'âge mûr un gigolo , celui-ci une cliente, le représentant de commerce une heure à tuer entre deux rendez-vous , les commerçants un moment de détente après une semaine bien remplie , le fonctionnaire l'oubli des tracasseries de son chef de service . Tous , quand ils entraient au Bal de la Marine , à la Boule Rouge , au Tango , à La Coupole , au Balajo , à la Java , au Tahiti , au Bal Nègre , au Mikado et autres lieux , se débarrassaient durant une heure ou deux de leurs soucis.

Régine DEFORGES

Lili ou les thés dansants

lundi 30 novembre 2009

Chacun son Dieu

Ils se côtoyaient, sans se mêler. Chacun son Dieu, chacun son temple, sa mosquée, son église, sa synagogue.Qui son anisette, qui sa boukha, qui l'orgeat de ses mariages,de ses circoncisions.
A chacun ses rites, ses processions, ses carêmes,et ses jeûnes, ses Noel, ses Aid ,ses Yom Kippour, ses messes , ses ors et ses orgues, ses Vierges et ses saints, ses prières , ses prosternations, ses prêches , ses vendredis bourdonnants de sourats ,ses épaules enveloppées de châles du samedi , ses professions de foi.
L'enluminure d'un Coran ouvert sur un lutrin, dont la calligraphie s'élève ,volute après volute, psalmodie déroulant dans le silence ombreux de la salle de prières tapissée de haute laine, ses glissandos de voyelles emphatiques, ses claquements de dentales, la scansion de ses gitturales.
A vol d'oiseau de la Grande Mosquée, la lumière d'un vitrail tombe sur un missel bardé de cuir, d'où pend un signet de soie, dans le flux et le reflux d'un harmonium que balisent,extatiques, une Vierge , des saints agenouillés.
Une Thora nichée au coeur du tabernacle, à l'abri d'une arche , au fond de la synagogue, à deux pas du cinéma Le Vox, dont le coupeur de tickets n'était autre qu'Edmond, tu sais le fils de Madame Nedjar, notre voisine.
Ils portent leur religion sur la tête, feutres ou casques coloniaux, kippas, chéchias , fez , tarbouches dont les soies se balançaient sur l'épaule.Tous ces rituels, ces cérémonies , ces célébrations, se coudoyant pour se frayer un chemin vers le Dieu qu'ils se reconnaissent
Le Paradis des Femmes ,pages 28/29
Ali Bécheur

mercredi 25 novembre 2009

Belles de Tunis

La calèche suivait sagement le flot de voitures qui allait se déverser sur les plages de la banlieue de Tunis De temps en temps, on faisait une pause, histoire de permettre aux chevaux de se soulager, soulagement qui attirait aussitôt une nuée de mouches. Pendant le long trajet, Myriam s’amusait de voir le mobilier que transportaient les « arabas » : matelas échafaudés à des hauteurs vertigineuses et entourés d’énormes plats à coucous .
Derrière chaque chariot pendait l’inévitable debouka sans laquelle aucune saison estivale ne saurait être réussie. Des carosses, des carroussas, laqués de bleu ciel ou de jaune safran, suivaient, parfois , attelés à des mulets par des colliers en cuir rehaussé de sequins et clos par des stores armoriés ou des jalousie. A sentir le parfum d’ambre et de jasmin qu’ils répandaient sur la route poussiéreuse , on devinait qui en était passager : quelque princesse beylicale ou le sérail d’un puissant seigneur qui prenait la route de La Marsa ou de Sidi Bou-Said.
Des voitures sur lesquelles trônait quelque armoire à glace s’arrêteraient à Carthage ou à Salammbô ; elles étaient bien françaises .Celles où brinquebalaient des tableaux présentant une Vierge Marie souriante, certainement siciliennes ou maltaises, finiraient leur course au Kram.

Nine MOATI

lundi 23 novembre 2009

Le mot

Elle retira de la manche de son vêtement une tablette d'argile portant une inscription."qu'est ce que cela signifie ? demanda Elie. -"c'est le mot amour " .Ellie prit la tablette , mais il n'eut pas le courage de demander pourquoi elle la lui avait tendue. Sur ce morceau d'argile , quelques traits griffonnés résumaient pourquoi les étoiles restaient suspendues dans les cieux et pourquoi les hommes marchaient sur la terre .Il voulut la lui rendre mais elle refusa.
"J'ai écrit cela pour toi. Je connais ta responsabilité, je sais qu'un jour il te faudra partir ,et que tu te transformeras en ennemi de mon pays car tu désires anéantir Jézabel. Ce jour là,je serai peut -être à ton côté , t'apportant mon soutien pour que tu accomplisses ta tâche peut être lutterai-je contre toi , parce que le sang de Jézabel est celui de mon pays; ce mot , que tu tiens dans tes mains, est empli de mystères. Personne ne peut savoir ce qu'il éveille dans le coeur d'une femme -pas même les prophètes qui conversent avec Dieu.
-Je connais ce mot , dit Elie en regardant la tablette dans son manteau. J'ai lutté jour et nuit contre lui , car , si j'ignore ce qu'il éveille dans le coeur d'une femme , je sais ce qu'il peut faire d'un homme. J'ai suffisamment de courage pour affronter le roi d'Israel, la princesse de Sidon, le Conseil d'Akbar ,mais ce seul mot, amour, me cause une terreur profonde. Avant que tu ne le dessines sur les tablettes, tes yeux l'avaient déjà écrit dans mon coeur...
Pauolo COELHO
La cinquième montagne

dimanche 22 novembre 2009

L'odeur

"On ne découvrit aucune blessure sur le corps et on ne put davantage trouver où était l'arme.
Il s'avéra également impossible de débarrasser le cadavre de sa tenace odeur de poudre. On commença par le laver à trois reprises avec une lavette et du savon,puis on le frotta au sel et au vinaigre , ensuite avec du cendre et du citron et pour finir on le mit dans un tonneau plein de lessive où on le laissa tremper pendant six heures. On le frictionna tant et si bien que les les arabesques des tatouages commencèrent à se décolorer. Quand on en vint , en désespoir de cause , à imaginer de l'assaisonner avec du piment , du cumin et des feuilles de laurier , et de le faire bouillir toute une journée à feu doux , il avait déjà commencé à se décomposer et on dut l'enterrer précipitamment. On l'enferma hermétiquement dans un cercueil sur mesure de deux mètres trente de long sur un mètre dix de large , renforcé à l'intérieur par des plaques de fer et vissé à l'aide de boulons d'acier, et même ainsi ,on n'empêcha pas l'odeur de se répandre dans les rues qu'emprunta l'enterrement[....]On eut beau dans les mois qui suivirent , renforcer sa sépulture par plusieurs murs superposés entre lesquels furent jetés pêle-mêle de la cendre tassée , du son , et de la chaux vive ,le cimetière continua à sentir la poudre pendant nombre d'années encore jusqu'à ce que les ingénieurs de la compagnie bananière fissent recouvrir la tombe d'une carapace de béton."
Gabriel Garcia Màrquez
Cent ans de solitude

vendredi 20 novembre 2009

Coexistance

Et cette première année que nous passâmes à Tunis elle collectionna les rhumes, les angines et les grippes .Je demandais à mes parents qu'ils cessent de parler patois devant Marie; c'est peut-être dans ces moments où ils se mettaient à parler entre eux , tous à la fois pour se faire entendre, que la solitude de ma femme, au sourire figé, celui d'une sourde, me frappait le plus. Mais je n'insistai pas beaucoup , je l'avoue; ma mère comprenait à peine le français,fallait-il l'exclure de la conversation pour que Marie se sentit moins perdue?
Raisonneur, tantôt sincère, tantôt de mauvaise foi, j'essayai d'expliquer à Marie ce qui la heurtait, espérant le lui rendre un peu familier. Les portes ne ferment pas? Négligence certes, mais aussi la chaleur dessèche le bois, la pluie subite le regonfle; la nourriture trop épicée? Sans épices, avec ce climat,on ne mangerait plus. Je reconnaissais souvent, en moi-même qu'elle avait raison mais il m'était désagréable de l'avouer, j'aurais admis alors, que jusqu'ici, j'avais vécu en sauvage. Il s'agissait bien d'ailleurs de discours et de persuasion! Il aurait fallu transformer les gens et les institutions, les bâtiments et toute la nature. Pouvais-je empêcher les marchands de brioches de hurler sous nos fenêtres dès six heures du matin suivis par les marchands de beignets au miel, puis par les marchands d'artichauts, de vieux habits, de pétrole? Pouvais-je supprimer l'humidité, atténuer la chaleur, faire pousser la verdure?....
à suivre
Albert MEMMI
AGAR,1955

mercredi 18 novembre 2009

La seconde création

Mais les livres, lui dis-je, ils se suffisent à eux mêmes. Je suis venu parmi eux comme vers un paradis, un royaume enchanté , une oasis dans le désert du monde. Marguerite Yourcenar dit quelque part qu'elle est entrée en littérature comme on entre en religion. Je ne suis pas enté en religion. J'ai découvert le plaisir. Et peut-être le bonheur. Et peut-être un peu plus que le bonheur: un monde plus beau et plus haut, le même que le nôtre et un autre, où tout était à la fois raconté et effacé,révélé et inventé et toujours plus vrai que nature -non seulement la gloire, les fêtes, les amours, les voyages, la violence et la haine, les trahisons, les bassesses, mais les temps morts de l'existence,ses ratés son ennui , son dégoût et la mort. Les livres prenaient le relais de Dieu pour une seconde création qui doublait la première et qui la corrigeait.
Jean D'Ormesson
Une fête en larmes

lundi 16 novembre 2009

Retour à Paris

J'errais à votre recherche en des lieux où je savais ne pas vous rencontrer. Je jouais à Pétrarque en quête d'une Laure improbable qui vendait des dessous dans quelque boutique d'un rose de dragée, grisée de parfums brassés, des N°5 avec des Shalimar, des Cabochard avec des Calèches, sur quoi surnageraient des odeurs de femmes, des effluves de sueur et d'aisselles négligées. J'entrais dans des cinémas pour voir des films aussitôt oubliés .Je marquai un temps d'arrêt devant la devanture de La Joie de Lire où naguère je n'aimais rien tant que farfouiller dans les bouquins et les plaquettes de vers,étalés sur les tables, ,alignés sur les étagères. Un jour , j'y avais déniché Les damnés de la terre. La guerre d'Algérie battait son plein. Les C.R.S assiégeaient la place Maubert. Sartre haranguait les étudiants à la Mutualité,où Mouloudji venait de chantait le déserteur. Boris Vian était mort d'avoir trop écumé les jours[....]
Bientôt, il fallut se rendre à l'évidence:Paris et moi avions changé depuis l'époque de Boul'Mich et du 115.Je n'étais plus ce jeune homme avide qui eût troqué un repas contre un livre. Quant à ma patrie -Le Quartier Latin- on y croisait désormais davantage de touristes japonais, caméras en bandoulière que d'étudiants désargentés. Mai 68 avait dynamité l'Université dont les éclats avaient essaimé aux quatre coins de la ville. Mais le bistrot tapi au pied de la Sorbonne, était demeuré tel que je l'avais laissé.
Ali Bécheur
Les rendez-vous manqués

La fumeuse

C'était une femme qui fumait à volupté.
Quiconque a vu Leila glisser une cigarette entre les doigts, la renifler,d'un geste preste sous ses narines frémissantes,approcher le briquet du tabac, les prunelles brillantes, la nuque tendue, le visage dévoré par l'attente, ,les lèvres gonflées qui semblent chuchoter"tu vas voir,ma belle combien tu embaumeras dès que tu brûleras"sait ce qu'est d'avoir rendez-vous avec le plaisir.Étincelles.Grésillements.Même le papier gémissait de joie. Ensuite,Leila portait la cigarette à sa bouche, aspirait avec la rigueur d'un e musicienne, fermait les paupières, renversait la nuque et l'on avait l'impression que la cigarette la pénétrait; à cause d'une contraction, de quelques spasmes -sa poitrine se soulevait, ses épaules se livraient au canapé,ses genoux s'écartaient -on sentait que son corps entier appelait la fumée, l'accueillait, la buvait, consentant à son envahissement. Lorsqu'elle rouvrait les yeux, les cils papillonnants, l'iris imprécis, elle évoquait une favorite qui émerge, tremblante, surprise, le pourpre aux joues, d'une nuit d'amour avec le sultan; on aurait dit, l'espace d'une seconde, qu'elle craignait de ne pas s'être rhabillée. Puis la main qui tenait la cigarette passait devant la bouche, ses lèvres attiraient l'objet, le saisissaient,et la fumée émanait de sa gorge, de ses mains, de ses narines,souple , dolente, flâneuse, d'un blanc magnifique, qui contrastait avec la chair sombre dont elle s'échappait.
Ulysse from Bagdad

samedi 11 avril 2009

La force de l'amour

Vous voyez bien pourquoi ce privilège de l'amour n'en finit jamais, dans notre civilisation de l'image et de la sensation, de renaître de ces cendres. Chacun de nous a connu au moins une fois dans sa vie, ou s'est imaginé connaître , à travers films et livres, les tremblements , les bouleversements, l'exaltation de la passion. Tout le reste ne compte plus, tout le reste et le sort des empires et le destin des hommes, et la morale, et l'art, et toutes les balançoires de l'intelligence professionnelle, est réduit à néant. Par une alchimie mystérieuse, le sens de l'existence nous est enfin révélé.L'amour est la plus douce des drogues dures. Il nous parle de nous mêmes. Il nous entraîne derrière lui.Il force tout les barrages. Il est seul à régner et il nous fait souffrir autant qu'il nous enchante.Et les obstacles font partie de l'enchantement:ils renforcent encore notre dépendance point ,chacun le sait, et vous le savez,aussi, qu'il n'y a pas de passion sans obstacles et que l'obstacle est nécessaire à l'éclosion de la passion et à sa persistance
Jean d'Ormesson
Une fête en larmes