lundi 30 novembre 2009

Chacun son Dieu

Ils se côtoyaient, sans se mêler. Chacun son Dieu, chacun son temple, sa mosquée, son église, sa synagogue.Qui son anisette, qui sa boukha, qui l'orgeat de ses mariages,de ses circoncisions.
A chacun ses rites, ses processions, ses carêmes,et ses jeûnes, ses Noel, ses Aid ,ses Yom Kippour, ses messes , ses ors et ses orgues, ses Vierges et ses saints, ses prières , ses prosternations, ses prêches , ses vendredis bourdonnants de sourats ,ses épaules enveloppées de châles du samedi , ses professions de foi.
L'enluminure d'un Coran ouvert sur un lutrin, dont la calligraphie s'élève ,volute après volute, psalmodie déroulant dans le silence ombreux de la salle de prières tapissée de haute laine, ses glissandos de voyelles emphatiques, ses claquements de dentales, la scansion de ses gitturales.
A vol d'oiseau de la Grande Mosquée, la lumière d'un vitrail tombe sur un missel bardé de cuir, d'où pend un signet de soie, dans le flux et le reflux d'un harmonium que balisent,extatiques, une Vierge , des saints agenouillés.
Une Thora nichée au coeur du tabernacle, à l'abri d'une arche , au fond de la synagogue, à deux pas du cinéma Le Vox, dont le coupeur de tickets n'était autre qu'Edmond, tu sais le fils de Madame Nedjar, notre voisine.
Ils portent leur religion sur la tête, feutres ou casques coloniaux, kippas, chéchias , fez , tarbouches dont les soies se balançaient sur l'épaule.Tous ces rituels, ces cérémonies , ces célébrations, se coudoyant pour se frayer un chemin vers le Dieu qu'ils se reconnaissent
Le Paradis des Femmes ,pages 28/29
Ali Bécheur

mercredi 25 novembre 2009

Belles de Tunis

La calèche suivait sagement le flot de voitures qui allait se déverser sur les plages de la banlieue de Tunis De temps en temps, on faisait une pause, histoire de permettre aux chevaux de se soulager, soulagement qui attirait aussitôt une nuée de mouches. Pendant le long trajet, Myriam s’amusait de voir le mobilier que transportaient les « arabas » : matelas échafaudés à des hauteurs vertigineuses et entourés d’énormes plats à coucous .
Derrière chaque chariot pendait l’inévitable debouka sans laquelle aucune saison estivale ne saurait être réussie. Des carosses, des carroussas, laqués de bleu ciel ou de jaune safran, suivaient, parfois , attelés à des mulets par des colliers en cuir rehaussé de sequins et clos par des stores armoriés ou des jalousie. A sentir le parfum d’ambre et de jasmin qu’ils répandaient sur la route poussiéreuse , on devinait qui en était passager : quelque princesse beylicale ou le sérail d’un puissant seigneur qui prenait la route de La Marsa ou de Sidi Bou-Said.
Des voitures sur lesquelles trônait quelque armoire à glace s’arrêteraient à Carthage ou à Salammbô ; elles étaient bien françaises .Celles où brinquebalaient des tableaux présentant une Vierge Marie souriante, certainement siciliennes ou maltaises, finiraient leur course au Kram.

Nine MOATI

lundi 23 novembre 2009

Le mot

Elle retira de la manche de son vêtement une tablette d'argile portant une inscription."qu'est ce que cela signifie ? demanda Elie. -"c'est le mot amour " .Ellie prit la tablette , mais il n'eut pas le courage de demander pourquoi elle la lui avait tendue. Sur ce morceau d'argile , quelques traits griffonnés résumaient pourquoi les étoiles restaient suspendues dans les cieux et pourquoi les hommes marchaient sur la terre .Il voulut la lui rendre mais elle refusa.
"J'ai écrit cela pour toi. Je connais ta responsabilité, je sais qu'un jour il te faudra partir ,et que tu te transformeras en ennemi de mon pays car tu désires anéantir Jézabel. Ce jour là,je serai peut -être à ton côté , t'apportant mon soutien pour que tu accomplisses ta tâche peut être lutterai-je contre toi , parce que le sang de Jézabel est celui de mon pays; ce mot , que tu tiens dans tes mains, est empli de mystères. Personne ne peut savoir ce qu'il éveille dans le coeur d'une femme -pas même les prophètes qui conversent avec Dieu.
-Je connais ce mot , dit Elie en regardant la tablette dans son manteau. J'ai lutté jour et nuit contre lui , car , si j'ignore ce qu'il éveille dans le coeur d'une femme , je sais ce qu'il peut faire d'un homme. J'ai suffisamment de courage pour affronter le roi d'Israel, la princesse de Sidon, le Conseil d'Akbar ,mais ce seul mot, amour, me cause une terreur profonde. Avant que tu ne le dessines sur les tablettes, tes yeux l'avaient déjà écrit dans mon coeur...
Pauolo COELHO
La cinquième montagne

dimanche 22 novembre 2009

L'odeur

"On ne découvrit aucune blessure sur le corps et on ne put davantage trouver où était l'arme.
Il s'avéra également impossible de débarrasser le cadavre de sa tenace odeur de poudre. On commença par le laver à trois reprises avec une lavette et du savon,puis on le frotta au sel et au vinaigre , ensuite avec du cendre et du citron et pour finir on le mit dans un tonneau plein de lessive où on le laissa tremper pendant six heures. On le frictionna tant et si bien que les les arabesques des tatouages commencèrent à se décolorer. Quand on en vint , en désespoir de cause , à imaginer de l'assaisonner avec du piment , du cumin et des feuilles de laurier , et de le faire bouillir toute une journée à feu doux , il avait déjà commencé à se décomposer et on dut l'enterrer précipitamment. On l'enferma hermétiquement dans un cercueil sur mesure de deux mètres trente de long sur un mètre dix de large , renforcé à l'intérieur par des plaques de fer et vissé à l'aide de boulons d'acier, et même ainsi ,on n'empêcha pas l'odeur de se répandre dans les rues qu'emprunta l'enterrement[....]On eut beau dans les mois qui suivirent , renforcer sa sépulture par plusieurs murs superposés entre lesquels furent jetés pêle-mêle de la cendre tassée , du son , et de la chaux vive ,le cimetière continua à sentir la poudre pendant nombre d'années encore jusqu'à ce que les ingénieurs de la compagnie bananière fissent recouvrir la tombe d'une carapace de béton."
Gabriel Garcia Màrquez
Cent ans de solitude

vendredi 20 novembre 2009

Coexistance

Et cette première année que nous passâmes à Tunis elle collectionna les rhumes, les angines et les grippes .Je demandais à mes parents qu'ils cessent de parler patois devant Marie; c'est peut-être dans ces moments où ils se mettaient à parler entre eux , tous à la fois pour se faire entendre, que la solitude de ma femme, au sourire figé, celui d'une sourde, me frappait le plus. Mais je n'insistai pas beaucoup , je l'avoue; ma mère comprenait à peine le français,fallait-il l'exclure de la conversation pour que Marie se sentit moins perdue?
Raisonneur, tantôt sincère, tantôt de mauvaise foi, j'essayai d'expliquer à Marie ce qui la heurtait, espérant le lui rendre un peu familier. Les portes ne ferment pas? Négligence certes, mais aussi la chaleur dessèche le bois, la pluie subite le regonfle; la nourriture trop épicée? Sans épices, avec ce climat,on ne mangerait plus. Je reconnaissais souvent, en moi-même qu'elle avait raison mais il m'était désagréable de l'avouer, j'aurais admis alors, que jusqu'ici, j'avais vécu en sauvage. Il s'agissait bien d'ailleurs de discours et de persuasion! Il aurait fallu transformer les gens et les institutions, les bâtiments et toute la nature. Pouvais-je empêcher les marchands de brioches de hurler sous nos fenêtres dès six heures du matin suivis par les marchands de beignets au miel, puis par les marchands d'artichauts, de vieux habits, de pétrole? Pouvais-je supprimer l'humidité, atténuer la chaleur, faire pousser la verdure?....
à suivre
Albert MEMMI
AGAR,1955

mercredi 18 novembre 2009

La seconde création

Mais les livres, lui dis-je, ils se suffisent à eux mêmes. Je suis venu parmi eux comme vers un paradis, un royaume enchanté , une oasis dans le désert du monde. Marguerite Yourcenar dit quelque part qu'elle est entrée en littérature comme on entre en religion. Je ne suis pas enté en religion. J'ai découvert le plaisir. Et peut-être le bonheur. Et peut-être un peu plus que le bonheur: un monde plus beau et plus haut, le même que le nôtre et un autre, où tout était à la fois raconté et effacé,révélé et inventé et toujours plus vrai que nature -non seulement la gloire, les fêtes, les amours, les voyages, la violence et la haine, les trahisons, les bassesses, mais les temps morts de l'existence,ses ratés son ennui , son dégoût et la mort. Les livres prenaient le relais de Dieu pour une seconde création qui doublait la première et qui la corrigeait.
Jean D'Ormesson
Une fête en larmes

lundi 16 novembre 2009

Retour à Paris

J'errais à votre recherche en des lieux où je savais ne pas vous rencontrer. Je jouais à Pétrarque en quête d'une Laure improbable qui vendait des dessous dans quelque boutique d'un rose de dragée, grisée de parfums brassés, des N°5 avec des Shalimar, des Cabochard avec des Calèches, sur quoi surnageraient des odeurs de femmes, des effluves de sueur et d'aisselles négligées. J'entrais dans des cinémas pour voir des films aussitôt oubliés .Je marquai un temps d'arrêt devant la devanture de La Joie de Lire où naguère je n'aimais rien tant que farfouiller dans les bouquins et les plaquettes de vers,étalés sur les tables, ,alignés sur les étagères. Un jour , j'y avais déniché Les damnés de la terre. La guerre d'Algérie battait son plein. Les C.R.S assiégeaient la place Maubert. Sartre haranguait les étudiants à la Mutualité,où Mouloudji venait de chantait le déserteur. Boris Vian était mort d'avoir trop écumé les jours[....]
Bientôt, il fallut se rendre à l'évidence:Paris et moi avions changé depuis l'époque de Boul'Mich et du 115.Je n'étais plus ce jeune homme avide qui eût troqué un repas contre un livre. Quant à ma patrie -Le Quartier Latin- on y croisait désormais davantage de touristes japonais, caméras en bandoulière que d'étudiants désargentés. Mai 68 avait dynamité l'Université dont les éclats avaient essaimé aux quatre coins de la ville. Mais le bistrot tapi au pied de la Sorbonne, était demeuré tel que je l'avais laissé.
Ali Bécheur
Les rendez-vous manqués

La fumeuse

C'était une femme qui fumait à volupté.
Quiconque a vu Leila glisser une cigarette entre les doigts, la renifler,d'un geste preste sous ses narines frémissantes,approcher le briquet du tabac, les prunelles brillantes, la nuque tendue, le visage dévoré par l'attente, ,les lèvres gonflées qui semblent chuchoter"tu vas voir,ma belle combien tu embaumeras dès que tu brûleras"sait ce qu'est d'avoir rendez-vous avec le plaisir.Étincelles.Grésillements.Même le papier gémissait de joie. Ensuite,Leila portait la cigarette à sa bouche, aspirait avec la rigueur d'un e musicienne, fermait les paupières, renversait la nuque et l'on avait l'impression que la cigarette la pénétrait; à cause d'une contraction, de quelques spasmes -sa poitrine se soulevait, ses épaules se livraient au canapé,ses genoux s'écartaient -on sentait que son corps entier appelait la fumée, l'accueillait, la buvait, consentant à son envahissement. Lorsqu'elle rouvrait les yeux, les cils papillonnants, l'iris imprécis, elle évoquait une favorite qui émerge, tremblante, surprise, le pourpre aux joues, d'une nuit d'amour avec le sultan; on aurait dit, l'espace d'une seconde, qu'elle craignait de ne pas s'être rhabillée. Puis la main qui tenait la cigarette passait devant la bouche, ses lèvres attiraient l'objet, le saisissaient,et la fumée émanait de sa gorge, de ses mains, de ses narines,souple , dolente, flâneuse, d'un blanc magnifique, qui contrastait avec la chair sombre dont elle s'échappait.
Ulysse from Bagdad